La part du diable
Vous êtes quelque part au Québec, au tournant des années 1960, à l’heure où quelque chose se prépare. Quelque chose qui se voit et qui s’entend, mais surtout, quelque chose qui se ressent. Luc Bourdon, le réalisateur de La mémoire des anges, tient entre ses doigts un nouvel écheveau tissé à même notre mémoire collective. Dans un geste d’une rare poésie, avec l’aide de son complice, le monteur Michel Giroux, il réinterprète les matériaux de l’histoire et nous montre avec cohérence, à grand renfort d’extraits tirés de près de 200 films de la collection de l’Office national du film du Canada (ONF), les dessous d’une décennie — celle des années 1970 — au cours de laquelle le Québec s’est profondément transformé. Pour le mieux ? La question n’est pas tant de répondre à l’évidence de cette accélération de notre société, mais plutôt de montrer, un peu comme il l’a fait avec La mémoire des anges, que l’histoire est composée d’une infinité de situations, dont les renversements ne nous paraissent pas toujours flagrants au premier coup d’œil. De là l’obligation de revoir, de réinterpréter, de soumettre le récit au test du montage ; de faire cohabiter les « rues sales et transversales » de George Dor avec le flot des cours d’eau précaires de Pierre Perrault ; de faire dialoguer l’enfilade de coupes Stanley du Canadien mené par Guy Lafleur, à la fin des années 1970, avec le front commun des syndicats ; de faire s’opposer les événements d’octobre et le Carnaval de Québec. Il s’agit d’une rencontre, donc, où sont conviés sportifs, politiciens, ouvriers, militants, violoneux, hommes d’affaires, femmes de théâtre, chanteurs country, peintres et bien d’autres encore! Du processus de sélection des duchesses dans Le soleil a pas d’chance, de Robert Favreau, jusqu’à l’enregistrement de la chanson thème des Olympiques de 1976, chantée par le jeune René Simard dans le film On s’pratique… c’est pour les Olympiques, de Jean-Claude Labrecque, Luc Bourdon peint une fresque où l’on croise aussi bien Ti-Jean Carignan et Jean Chrétien que Michel Chartrand, Michel Tremblay et Micheline Lanctôt, Jean-Paul Lemieux, Armand Vaillancourt, Jean Lesage, Robert Charlebois, Luce Guilbeault, Maurice Richard et Marie Savard, ou encore Willie Lamothe et Muddy Waters.Encore une fois, aucune narration, aucune intervention directe de l’artiste, si ce n’est cette utilisation d’un principe structurant qui avait guidé ses pas lors de sa précédente incursion dans les archives de l’ONF : le son. Des voix, des cris, des chansons, des poèmes, des rires, des pleurs. Et tout s’entremêle.
